DEFRICHEURS DE SONS !

Interview de Joël Beyler, président de la Fédélab.
27.05.2020

En 2014, les labels alsaciens se sont regroupés au sein de la Fédélab, devenue courant 2018 la « Fédération des labels et producteurs phonographiques du Grand Est ». Elle entend favoriser le développement et la promotion des labels indépendants de la région, qui constituent un maillon essentiel, souvent fragile, de l’écosystème musical. Alors que la crise du coronavirus et ses conséquences continuent de sévir, Joël Beyler, président de la Fédélab et par ailleurs directeur du label #14 Records, réaffirme à l’occasion de cet entretien la place déterminante de ces structures auprès des artistes, des publics, de la filière dans sa globalité, et par-delà la nécessité de les soutenir.

Joël, la Fédélab existe depuis 6 ans maintenant. Que de chemin parcouru. Peux-tu nous en décrire les grandes étapes ?

La Fédélab a effectivement été créée en 2014. En ce temps-là, nous étions plusieurs acteurs à développer ou à lancer des labels indépendants. Moi-même, je lançais à cette époque le label #14 Records. Nous étions pour la plupart membres de la Fédération Hiéro Strasbourg. Sous l’impulsion de son président Pierre Poudoulec, nous avons commencé à nous réunir, à nous fédérer et c’est comme ça qu’est née la Fédélab, avec une dizaine d’adhérents alsaciens, majoritairement strasbourgeois, toutes esthétiques musicales confondues.

Les enjeux essentiels étaient de se fédérer, d’échanger sur nos situations et nos problématiques, de se filer des good tips, d’envisager des actions communes, de mutualiser… Et aussi de porter un plaidoyer politique et institutionnel, car nous trouvions que les labels et le secteur de la musique enregistrée, et par extension les métiers de l’entourage de l’artistes (manager, tourneurs, éditeurs, etc., réunis aujourd’hui sous l’appellation « développeurs d’artistes ») étaient totalement absents des discussions locales et des dispositifs de financements ou de soutien.

La crise du disque post-2000 a rayé les labels indépendants des enjeux alors que la crise du support n’a pas entrainé une remise en cause du métier. Bien au contraire, plus que jamais les labels ont un rôle essentiel à jouer dans le développement des carrières des artistes. Ils méritent ainsi d’être pris en compte, comme tout autre maillon de l’écosystème musical. En tant que Fédération, nous avons donc pris des mandats dans différentes instances nationales (FELIN notamment) et participer à des travaux avec les acteurs locaux des musiques actuelles.

On a évolué à un peu plus d’une dizaine d’adhérents jusqu’en 2017. La Fédélab fonctionne sans subventions publiques, avec comme ressources les cotisations annuelles de ses membres et le volontariat militant. On a essayé de lancer des projets plus opérationnels, voire le développement de services pour les labels, mais on s’est souvent heurté aux limites du bénévolat, avec un manque de constance dans les engagements qui étaient pris et des priorités professionnelles externes qui reprenaient rapidement le dessus. On a quand même conduit quelques belles réalisations, notamment une fête du disque en 2017, dont nous sommes fiers, avec une bourse aux disques, de nombreux showcases, etc.
Puis est arrivée la loi Notre et la réforme territoriale, avec cette nouvelle région Grand Est, de nouveaux acteurs, de nouvelles frontières, une vraie chance ! Nous avons alors participé à certaines concertations régionales, comme le Conseil Consultatif Culturel mis en place par la Région Grand Est ou encore les réflexions menées quant à la construction d’un réseau Grand Est des acteurs musiques actuelles. Naturellement, nous nous sommes alors tournés vers nos voisins de la Flippe, et avons d’un commun accord décidé d’unir nos forces et de fusionner : la Fédélab est ainsi devenue une fédération à l’échelle du Grand Est, également soutenue par le POLCA, le réseau d’acteurs Champagne-Ardenne.

On dit des labels qu’ils sont les premiers découvreurs de talent. Tu confirmes ?

Oui, les labels indépendants sont des découvreurs de talents, c’est certain. Ils défendent parfois des musiques de niches, lancent de jeunes artistes et en font émerger d’autres, accompagnent le développement des artistes et de leurs carrières, participent de leur professionnalisation.

Les labels indépendants sont garants de la diversité musicale. Ce sont des artisans valeureux qui fonctionnent au coup de cœur et qui accompagnement des aventures humaines. Les labels défendent des musiques bien souvent ignorées par les médias les plus présents.

Les labels indépendants sont souvent aussi le premier partenaire de l’entourage de l’artiste et dépassent largement leur fonction première de label : ils s’occupent également du booking, du management, de la promotion de l’artiste. Le temps n’est pas compté, l’argent non plus (quand il est disponible…).

Mais c’est tout un écosystème qui s’actionne autour des artistes et de leur développement, les studios de répétition, les salles et festivals bien sûr, les programmateurs, les bookeurs, etc. C’est cet ensemblier, fonctionnant par complémentarité et par coopération, qui fait qu’un artiste se développe. Tous les acteurs de la chaîne ont un rôle à jouer, à différents niveaux du développement.

L’objectif est que les artistes développent leur carrière, grandissent, et il faut que les labels qui les accompagnent depuis le début, puissent grandir avec eux. Parfois des artistes signent avec des structures plus conséquentes, le choix artistique ou financier se comprend bien évidemment, mais qui se pose la question du label ou de la structure qui a fait émerger l’artiste lorsque c’est le cas ? Comment est valoriser l’accompagnement et le travail consenti ? Ce sont de réelles questions…

Vu sous un autre angle, il est vrai aussi que le rôle d’un label est parfois remis en question aujourd’hui, avec l’avènement de l’artiste entrepreneur. Mais pour le vivre quotidiennement, je suis mitigé sur cette question : j’adhère complètement à l’idée que l’artiste doive adopter une posture entrepreneuriale, comprendre et maîtriser son environnement, mais je ne crois pas réellement aux discours qui laissent entendre qu’un label ou encore un tourneur est superflu aujourd’hui. Quand on mesure les compétences, le temps et la force de travail que tout cela suppose, il me paraît très compliqué pour un artiste de porter la somme de ces fonctions.

Vous occupez une position à part dans la filière musicale, en lien direct avec les artistes, avec les acteurs de la scène – tourneurs, salles, festivals notamment. Une position souvent d’équilibriste… Comment le vis-tu, en tant que président de la Fédélab, en tant que directeur de label ? Se fédérer était-il une nécessité pour parler d’une seule voix et se faire entendre au niveau local ?

Ce travail de développement ne se fait pas seul, comme j’ai pu l’évoquer précédemment. La place qu’occupe un label dépend aussi de la configuration de l’entourage de l’artiste. Le label agit de fait sur son rôle de producteur ou d’éditeur phonographique, mais si l’entourage de l’artiste est émergent, le label endosse également la casquette de manager, de tourneur, d’attaché de presse, etc. C’est hyper excitant d’avoir une vue d’ensemble et d’accompagner la totalité du projet, on parle alors d’approche à 360°. Du fait de ce positionnement, on est effectivement au cœur des échanges avec l’artiste et l’ensemble des auteurs acteurs de la filière : programmateurs des salles et festivals, institutions, médias, autres partenaires. Mais c’est un travail sans fin… Lorsque l’entourage est plus développé, on discute avec les autres composantes de l’entourage, le tourneur, le manager, l’éditeur. Chacun reste alors dans son rôle et apporte sa valeur ajoutée au service du projet de l’artiste. Les deux configurations sont assez différentes. A titre d’exemple, au sein du label #14 Records, nous avons des configurations de projets très variables ; parfois, nous sommes au côté de l’artiste en tant que partenaire principal, parfois nous sommes dans la configuration d’un partenariat pluriel.

La position d’équilibriste, je m’en rends particulièrement compte d’un point de vue économique. Lorsque l’on travaille avec des artistes émergents, la question du modèle économique se pose clairement. Le label investissant du temps et de l’argent sur la production musicale (enregistrement, pressage, promotion, etc.), le retour sur investissement pour un EP ou un album peut s’atteindre au bout de plusieurs mois voire années. Par ailleurs, l’économie globale générée par le projet artistique n’est pas toujours suffisante pour rémunérer l’ensemble des marges supposées par les différentes fonctions éventuellement occupées par ailleurs, telles que le booking ou le management par exemple. Mais comme ces fonctions sont nécessaires pour que le projet avance et se développe, on s’assied sur la question économique et on se dit qu’on verra plus tard.

L’un des points de départ de la Fédélab, c’était justement de défendre la juste place des labels au sein de la filière musicale, en mettant en avant l’importance de leur travail dans le développement des groupes et artistes. C’était justement de pointer ses problématiques, de les partager entre labels et d’essayer de défendre notre cause, avec les autres acteurs, avec les institutions. La Fédélab agit dans une logique d’intérêt général. Lorsque nous prenons une position ou faisons remonter une problématique, une difficulté, c’est dans l’intérêt de l’ensemble des labels de la région, du plus important au plus petit. Nous avons aujourd’hui plus d’une vingtaine de labels adhérents, notre parole est légitime. Mais nous pourrions être encore plus nombreux, dans l’intérêt de tous, sans que ce soit incompatible avec les stratégies propres à chaque label.

La Fédélab participe aussi pleinement à la structuration de la filière musicale dans le Grand Est, en particulier à la formalisation d’un réseau Grand Est. Comment avance ce réseau ? S’est-il déjà emparé de grands chantiers ? Quel rôle comptez-vous y jouer ?

Je pense que le Grand Est a été une vraie chance, une réelle opportunité de voir plus grand, d’interagir avec d’autres acteurs et de développer de nouveaux réseaux. Très vite, la Fédélab s’est projeté dans ce nouveau périmètre régional, en devenant une fédération régionale et en s’appuyant sur des relais territoriaux tels que la Flippe et l’Autre Canal en Lorraine, le POLCA en Champagne-Ardenne. Mais plus que tout, nous appelions de nos vœux la création d’un réseau Grand Est pour les musiques actuelles, représentatif de l’ensemble des acteurs.
Après plusieurs années de concertation, ce réseau a vu le jour le 5 mars dernier, lors d’une assemblée constituante rassemblant près de 70 structures des musiques actuelles. Le réseau est encore en construction et n’a pas encore de nom officiel, mais ce n’est pas grave, la dynamique est lancée et c’est bien là l’essentiel. Le réseau s’est donné quelques mois pour mieux définir son fonctionnement, sa gouvernance et ses missions. Toutefois, il s’est déjà mis au travail sur des sujets plus opérationnels, tel que la circulation des artistes, le développement de pratiques écoresponsables. Un groupe de travail s’est également monté autour de la situation particulière que nous vivons du fait du COVID-19, et les nombreuses difficultés rencontrées par le secteur musical.

La crise du coronavirus a frappé tout le monde, en particulier les petites entreprises, moins armées que d’autres pour y faire face. Comment avez-vous traversé cette période ? Où en êtes-vous aujourd’hui ? Quelles réponses a pu apporter la Fédélab à ses membres ?

Le COVID-19, et encore davantage le confinement, nous ont tous surpris. L’arrêt des concerts, la fermeture des magasins et donc la baisse des ventes de disques, etc., tout ça frappe de plein fouet les labels indépendants, et sans doute de façon durable. Pour d’autres, ce sont des difficultés de trésorerie qui sont à surmonter, notamment parce que les investissements ont été réalisés mais les sorties d’albums décalées. Pour d’autres projets, ce sont des dynamiques de promotion qui se sont arrêtées. Bref, chaque label vit une situation différente mais compliquée.

Les aides et fonds exceptionnels s’organisent aux différents niveaux de l’Etat et des organisations professionnelles. Les critères sont parfois restrictifs ou inadaptés à la réalité des situations de terrain, mais c’est une réelle complexité que de trouver un cadre à chaque situation. A la mi-mai, des mesures spécifiques en faveur de la musique enregistrée (disquaires, labels et éditeurs) viennent d’être annoncées par le CNM et le FCM, nous allons surveiller leurs traductions concrètes en dispositifs de soutien avec beaucoup d’attention. Au-delà de l’urgence de certaines situations, c’est aussi la relance à plus long terme qu’il va falloir accompagner.

Mais le plus angoissant peut être, c’est le manque de visibilité, la contradiction des informations qui circulent sur des possibilités de reprise de l’activité musicale, les conditions de cette reprise, la relance qui s’en suivra. Toute la filière est bien sûr impactée, les festivals annulés, les saisons reportées… Tourneurs, manageurs, agences de relation presse, éditeurs, distributeurs. Tous sont dans l’incertitude, personne n’a de recette. Tous s’inquiètent de tous ses reports, des goulots d’étranglement qui vont naturellement se créer… Et comment les artistes vont-ils survivre dans une économie aussi incertaine, avec un spectacle vivant en berne ? Beaucoup d’inquiétudes sont exprimées, nos structures sont souvent fragiles, et nous ne mesurons pas les impacts financiers à long terme de cette crise sanitaire.

Au niveau de la Fédélab, on essaie de garder le contact avec les adhérents, on a dépoussiéré notre newsletter mensuelle, on poursuit certains projets, on essaie de faire de la veille et d’orienter les adhérents vers les dispositifs d’aide mis en place.

Et on se pose les questions que tout le monde se pose : comment tout cela va évoluer ? Les pratiques et les usages que nous connaissions vont sans doute être bousculés, de nouvelles solidarités nationales et locales doivent être inventées, des nouveaux paradigmes de développement devront émerger.

Depuis le début de cette crise, nous avons une pensée quotidienne pour tous les collègues de la filière, festivals, salles, développeurs, artistes… qui traversent cette période difficile : force et courage !

En mars dernier, la Fédélab et le Polca (Pôle Musiques Actuelles de Champagne-Ardenne), vous avez lancé à Django l’opération BLOSSOM. Un dispositif d’accompagnement et de formation des développeurs d’artistes installés dans la région. Quel est le but de cette opération ? Quel en est le programme ? On peut donc espérer qu’il s’agit là d’un signe fort, celui d’une ambition longue durée au service des acteurs de la production musicale ?

Oui, c’était juste avant le confinement. Blossom est un dispositif d’accompagnement et de formation des développeurs d’artistes installés dans le Grand Est (labels, tourneurs, éditeurs, managers, …), proposé par le Polca et la Fédélab. L’idée de ce projet est de proposé aux développeurs d’artistes des temps de formation, initiale pour certains afin d’acquérir les connaissances essentielles, approfondie pour ceux ayant une activité installée depuis plusieurs années.

D’autres actions viennent compléter la formation, comme des temps d’échanges de pratiques et d’expériences sous forme de table-rondes ou conférences, des accompagnement personnalisés sur des enjeux ou axes stratégiques de développement, le développement des réseaux professionnels. L’idée est vraiment de produire des contenus adaptés aux besoins exprimés par les développeurs, que nous avons tous individuellement rencontrés lors d’une phase de diagnostic. Une vingtaine de développeurs du Grand Est participent à l’opération. Le projet Blossom est financé par le ministère de la culture et la convention de partenariat tripartite CNV, Région Grand Est et DRAC Grand Est.

À la suite du lancement du 6 mars, différentes actions devaient se tenir à court terme : un accompagnement et un déplacement collectif au printemps de Bourges et des premières sessions de formation collective en mai 2020. Bien sûr, tout a été annulé. Les temps de formation sont reportés à la fin de l’été en visioconférence, et nous espérons pouvoir mettre en place des temps présentiels dès le mois de septembre. En attendant, nous avons proposés aux participants des rendez-vous individuels et des échanges collectifs via des applications de visioconférence, pour réagir face à l’urgence de la situation et les aider à trouver des réponses. Nous avons aussi amorcé un travail collectif de benchmark sur des logiciels utiles à nous activités (CRM, logiciels de booking ou de production, etc.).

Nous sommes fiers de ce projet et nous espérons qu’il pourra s’inscrire durablement sur le territoire, les besoins de formations évoluant régulièrement, ou encore pour permettre à des porteurs de projets qui souhaiteraient se lancer dans l’accompagnement d’artistes, parfois exclus des droits à la formation, d’accéder à des formations de qualités. Toutefois, nous savons d’ores et déjà que la formation, bien qu’étant une entrée essentielle pour accompagner la montée en compétence des développeurs d’artistes, n’est qu’un axe d’accompagnement de développeurs d’artistes. La reconnaissance de ces métiers mais aussi les questions économiques, le soutien à l’emploi, à l’investissement et à la prise de risques, seront les prochaines thématiques auxquelles il faudra apporter des réponses. Nous espérons que le soutien apporté aux développeurs d’artistes via le projet Blossom est la première étape d’une politique ambitieuse et durable en direction de ces métiers, et que d’autres dispositifs de soutien ou d’accompagnement verront le jour. La mise en œuvre de Blossom nous donnera une vision pertinente sur les besoins des développeurs et apportera les données et outils nécessaires pour argumenter en ce sens. Soutenir les développeurs, c’est donner les moyens à l’écosystème musical de se structurer durablement et de favoriser l’émergence et le développement des artistes. Nous ne doutons pas que les partenaires et collectivités sauront intégrer ces métiers essentiels à la filière musicale aux politiques culturelles de demain.