Le trimestre dernier, nous avons accueilli notre premier concert dessiné. Un illustrateur de talent, Jean-Charles Andrieu, a retranscrit en images et en direct un récit écrit avec son compère Matthieu Chiara, illustrateur lui aussi et guitariste, assurant la mise en musique de ce spectacle. Une proposition artistique innovante et émouvante, dans nos tiroirs et nos têtes depuis longtemps, qui s’est concrétisée à la suite d’un projet mené la saison dernière avec Jean-Charles. Pendant près d’un an, il a conduit un cycle d’ateliers d’illustration chaque semaine, patiemment préparé et balisé car s’adressant à tous les jeunes de l’établissement du handicap voisin, l’ARAHM (Association Régionale d’Aide aux Handicapés Moteurs), lequel vient d’aboutir à l’édition d’un livre. Une histoire écrite par leurs soins, avec la coopération des professionnels de l’ARAHM et illustrée à travers maintes techniques adaptées, en fonction de chacune des particularités de leurs handicaps. Ce spectacle en salle et cet entretien avec Jean-Charles, c’est finalement une belle façon de boucler la boucle.
Jean-Charles, peux-tu nous parler de ta pratique de dessinateur et de ton métier ?
Alors, pour commencer, j’ai plusieurs métiers. Je suis dessinateur et dans ce cadre je réalise des bandes dessinées et des illustrations souvent humoristiques. Je dessine aussi en direct lors d’événements comme des pièces de théâtre, des défilés de mode ou des conférences, afin de retranscrire ce que je vois, entends et ressens à ces moments-là. Je crée aussi et réalise avec Matthieu Chiara des concerts dessinés où nous racontons une histoire au moyen de dessins réalisés en direct, vidéo-projetés et d’une musique jouée en live, pour accompagner l’histoire voire la précéder, en devançant parfois le dessin dans la narration. À côté de ça, je termine une thèse sur l’histoire esthétique de la bande dessinée et donne des cours de dessin dans des écoles d’art et lors d’ateliers plus spécifiques.
Comment en es-tu venu au monde de l’illustration ?
Je ne sais pas vraiment, un peu naturellement je crois. J’ai toujours été fasciné par la bande dessinée et cette passion n’a fait que se renforcer au fil des années. Je n’avais jamais pris de cours de dessin au moment de me lancer dans des études artistiques, et je ne savais pas du tout à quoi m’attendre. Paradoxalement, au moment de prendre cette décision, elle m’apparaissait sereine et raisonnée, tant je ne me voyais pas faire autre chose que dessiner. Je suis ensuite entré dans la section illustration des Arts Décoratifs de Strasbourg et j’ai commencé en même temps à écrire des articles sur la bande dessinée.
L’exercice du concert dessiné est particulier, même pour un illustrateur : peux-tu nous le décrire en quelques mots ? Quels sont les bonheurs et les difficultés de ce format ?
Pour notre concert dessiné, je dessine en direct, sous une caméra reliée à un vidéoprojecteur qui diffuse ce que la caméra filme, tandis que Matthieu joue de la guitare et accompagne, voire anticipe la narration qui se déploie (s’il joue de la musique sur scène, Matthieu est aussi illustrateur et nous avons préparé tous les dessins ensemble). C’est un spectacle qui est millimétré et laisse finalement assez peu d’espace à l’improvisation. Nous souhaitions user au maximum des moyens techniques que nous permet cet exercice, sachant que nous ne nous adressons plus à des lecteurs mais à des spectateurs, et que, partant, il nous fallait sans cesse trouver des moyens de les étonner, qu’ils vivent un véritable spectacle avec des effets spéciaux en tout genre. Les difficultés de ce format résident avant tout dans sa complexité. Il faut être très précis et les manipulations sont nombreuses. De plus, on n’a pas le droit à l’erreur : si un dessin est raté, la scène est ratée, et elle est ratée devant tout le public. C’est donc assez stressant et il faut attendre quelques scènes avant que la main ne cesse de trembler ! Au contraire, la grande joie de cet exercice est de recevoir les réactions en direct des spectateurs, de les entendre durant le concert vivre les scènes que nous dessinons/jouons, être aspirés par le récit et les ambiances sonores que nous installons. Et ça peut paraître idiot, mais les applaudissements sont des manifestations de plaisir auxquels on ne s’habitue pas, nous qui sommes la plupart du temps seuls devant notre table de travail.
Quelle trace gardes-tu de ce travail avec les jeunes de l’ARAHM et de cette collaboration avec l’Espace Django ?
Pour commencer, de manière pragmatique, je garde ce livre, qui consigne les souvenirs de cette expérience, les moments de labeur, les défaites, les contours, les joies, les fous rires et surtout l’exaltation des enfants devant les traces qu’ils laissent sur le papier ou devant les images qu’ils élaborent ensemble, qu’ils expriment chacun de manière singulière et émouvante. Cette expérience fut vraiment très forte, autant pour la rencontre avec tous les enfants qu’avec les éducateurs qui s’investissent véritablement : leur engagement était moteur et m’a aussi marqué. Ensuite, ce qui fut très agréable, c’est que l’équipe Django est restée très présente durant la durée de ce projet et un membre de l’équipe m’accompagnait pour chaque séance de travail. Il est rare d’être autant soutenu et de s’inscrire dans une dynamique aussi bénéfique pour chaque intervenant.
« Cette expérience fut vraiment très forte, autant pour la rencontre avec tous les enfants qu’avec les éducateurs qui s’investissent véritablement. »
Bien que cet atelier ait été préparé soigneusement en amont, c’était une première pour toi que de travailler avec des personnes handicapées. Comment as-tu appréhendé ces moments, ces échanges ?
Effectivement, j’avais déjà bien préparé chaque atelier en amont avec chaque éducateur pour adapter les exercices en fonction des possibilités et des handicaps de chacun, et nous avions une fiche de bord qu’il suffisait de suivre... et que nous avons complètement remodelé bien entendu. La réalité fut difficile à appréhender dans un premier temps, et j’ai été assez décontenancé après le premier atelier... Je n’avais pas saisi l’impossibilité de réaliser un exercice clairement défini et surtout que le dialogue n’est pas toujours évident. Mais passées les premières semaines, ce fut à la fois un défi permanent de trouver le bon angle pour les ateliers et un bonheur, parfois sensationnel (sans exagérer) de voir les visages des enfants s’illuminer au contact de la peinture, des crayons, des arbres ou des fusains. Pour moi qui aborde le dessin dans un versant d’abord intellectuel, j’ai redécouvert le plaisir immédiat de la matière et le bonheur de créer une trace.
Tu es aussi très impliqué dans le champ de la recherche, tu enseignes dans plusieurs écoles, et auprès de publics variés. Dans quelle mesure cette diversité d’expériences te nourrit au quotidien et dans ton travail de « terrain » ?
C’est vrai que j’ai tendance à m’éparpiller. Mais je pense que toutes ces expériences, aussi différentes soient-elles, s’ancrent dans ma passion pour le dessin, et plus spécifiquement pour le récit dessiné. Je ne pourrai pas rester seulement dessinateur, j’ai besoin d’exprimer mon attrait pour ce domaine autant par l’image que par le texte : le dessin me permet de dire des choses que je ne peux transmettre par les mots, et vice versa. Pour ma pratique de l’enseignement et les divers ateliers que je mène, ils répondent à ma soif de faire partager ce qui m’habite. Quand on a une passion, je pense qu’on a aussi le désir de la communiquer, ou du moins d’en révéler toute la force. De plus, la diversité des publics permet aussi de percevoir les différentes visions que les gens peuvent avoir de la bande dessinée. Et puis, j’éprouve un réel plaisir à travailler avec des personnes qui, souvent, regardent avec circonspection le sujet sous prétexte « qu’ils ne savent pas dessiner » ; mais à force d’écoute et de discussion, ils parviennent généralement à surmonter cette appréhension et à réaliser des créations sensibles proches de ce qu’ils souhaitaient réaliser : y parvenir est une profonde satisfaction.
Pour finir, question piège, de néophyte : c’est quoi la différence entre la bande dessinée et l’illustration ?
La différence est simple à mon sens : avec une bande dessinée, on a des images qui, placées les unes à côté des autres, racontent une histoire, alors qu’avec une illustration, les images fonctionnent séparément les unes des autres, sans nécessairement entretenir de lien entre elles.