DES CHAPEAUX DANS LE VENT

17.12.2019

Le trimestre dernier, nous avons accueilli à nouveau avec grand plaisir Les Chapeaux Noirs en résidence. Depuis la sortie en mars dernier de leur troisième album – ALMA, les 4 garçons font vibrer leur musique originale sur scène. Un répertoire varié, qui convoque des sonorités jazz couplées à l’énergie du rock et à la transe des musiques électroniques. De quoi ravir leur public, sans cesse ballotté d’une expérimentation à l’autre. Victor Gachet, batteur et leader du groupe, nous en dit un peu plus sur cette résidence et l’histoire qu’ils écrivent ensemble depuis près de dix ans.

Peux-tu nous parler de votre groupe ? Quand et comment s’est-il formé ?
A l’origine, nous animions des jam sessions dans Strasbourg, avec la volonté de développer un langage bop hérité des jazzmen des années 50 et 60. Très vite, nous avons commencé à composer ensemble et à arranger notre propre répertoire, donnant naturellement à notre musique un caractère très contemporain, notamment de par nos influences très diverses. Après deux albums et un EP, 2016 a été une année décisive pour nous : suite à la sortie de « Lost Opus », nous avons intégré la plateforme Artefact de la Laiterie en tant que résidents. J’ai alors un peu remodelé le line up du groupe, nous avons fait notre première tournée en Europe et surtout nous nous sommes professionnalisés cette année-là. Ça a donné un énorme nouvel élan au groupe puisque depuis lors, nous vivons de la musique et pouvons nous y adonner à 100% (voire plus).

Comment définirais-tu votre musique ? A-t-elle évolué au fil des années ?
C’est dur de définir une musique sans essayer de la faire rentrer dans des cases qui, par définition, en donnent une idée incomplète et parcellaire. Notre musique a effectivement beaucoup évolué depuis le début du projet, mais il reste une dimension qui fonde notre ADN : c’est l’improvisation. C’est certainement ce qui en fait du jazz. Par ailleurs, nous sommes très influencés par les musiques contemporaines comme le hip-hop et les musiques électroniques, ou par certaines musiques afro-caribéennes, ce qui se retrouve bien-sûr dans nos albums et nos lives. Aujourd’hui, l’électronique s’insère de plus en plus dans notre travail, tant par l’utilisation de samples, de pads et d’effets électroniques sur nos instruments acoustiques, que sur le travail d’une matière sonore échappant aux formes classiques du jazz. Et c’est justement cette liberté que permet le jazz...

Quel regard portes-tu sur le jazz, ses artistes, ses réseaux, son empreinte sur l’époque actuelle ?
On vit une époque passionnante dans laquelle foisonnent un nombre incroyable de musiciens excellents, il y a une proposition toujours grandissante de musiques variées et de très grande qualité au sein de la grande famille du jazz. Cette musique a des racines très fortes, ancrées dans la culture afro-américaine de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, mais aussi une actualité extrêmement riche et un avenir que je trouve très excitant. C’est justement cette liberté que j’évoquais avant, qui a permis au jazz d’influencer à peu près tous les courants de musiques occidentales, africaines, caribéennes, latines (...) depuis le XXe siècle, et en retour de s’influencer de toutes les formes de musique pour s’en nourrir et s’en inspirer. Il n’est plus rare aujourd’hui de voir des featuring entre des rappeurs, des producteurs de hip-hop ou de musique électronique, et des jazzmen. Dans la musique électronique, le hip-hop ou la salsa, il est très courant d’entendre des samples voire carrément des thèmes de jazz. Cette inter-connectivité et ce métissage sont richissimes. Cependant, malgré cette empreinte forte sur notre époque, il est parfois difficile d’amener de nouveaux publics à écouter du jazz. J’entends encore trop souvent « oh moi le jazz je n’y comprends rien », comme s’il s’agissait d’une musique intellectuelle, élitiste et rébarbative, alors que c’est à l’opposé-même de ce qui fait que le jazz est le jazz : une musique, quoique savante, populaire par excellence. Mais il y a plusieurs acteurs, en France et ailleurs, qui s’attachent à faire découvrir de nouvelles choses. Je constate cependant que les réseaux jazz et les réseaux de musiques dite « actuelles » (comme si le jazz n’en était pas une) sont encore assez clivés. Il y a là l’un des paris des Chapeaux Noirs : amener du jazz dans des lieux où il y en a peu, toucher un public néophyte comme confirmé, être dans la lignée de ces grands musiciens qui ont su construire des ponts entre les styles, sans jamais sacrifier l’exigence de notre travail.

La résidence s’est déroulée sur plusieurs jours. Qu’avez-vous travaillé en particulier ?
Nous avons commencé à travailler sur les nouvelles compos du prochain album, qu’on intègre petit à petit à notre live. ALMA est sorti en mars 2019 et c’est ce show qui tourne pour la saison en cours, avant de retourner en studio fin 2020 pour enregistrer le prochain album. Mais ne sachant pas tenir en place plus de quelques mois, nous avons besoin de nous renouveler et d’évoluer sans cesse. Nous avons donc deux nouvelles créations en cours, dont certains nouveaux morceaux sont joués sur scène.

Ces moments de création, d’introspection sur scène, qui précèdent souvent la rencontre avec le public, sont-ils importants pour vous ? Plus importants que le live ?
Ils sont capitaux ! Enormément de choses se jouent dans ces moments, en particulier la dimension imaginaire, parfois cinématographique que nous donnons à nos morceaux. En plus du temps passé à composer, arranger et travailler notre répertoire, il y a un temps spécifique à la résidence pendant lequel nous élaborons à partir de nos sensations, nos rêves, nos envies (...) une trame imaginaire qui sous-tend l’ambiance de chaque morceau. Ce travail nous permet de donner une dimension plus profonde à notre musique, plus habitée, et en même temps une grande liberté d’interprétation d’un concert à l’autre. Et pour ça, le confort et la générosité avec lesquels nous accueille l’Espace Django sont très importants pour nous et nous donnent un cadre de travail optimal.
Mais on ne peut pas dire qu’ils soient plus importants que la scène. Tout ce travail a pour but le live ! La scène a un caractère orgasmique, jouissif qui ne se retrouve nulle part ailleurs. Ce qui est magique, c’est quand le public ressent ce plaisir que tu prends à jouer, ça lui permet de percevoir justement la dimension imaginaire de la musique, mais en plus il se passe parfois une symbiose entre le public et les musiciens sur scène qui est inexplicable... C’est toute la finalité de ce travail en amont !

Que de chemin parcouru en dix ans... De quoi es-tu le plus fier aujourd’hui ?
Mmm question difficile... Mais je dirais sans hésiter être fier aujourd’hui de constater que nous sommes au début de l’histoire que nous avons commencé à écrire : plus nous avançons, plus nous avons envie de continuer, et chaque porte ouverte en ouvre de nouvelles. Les perspectives d’avenir pour ce projet sont très excitantes et je suis heureux de voir qu’aujourd’hui, après bientôt dix ans de travail, nous sommes bien loin d’être blasés. Au contraire, nous nous émerveillons de plus en plus de la richesse de ce qui nous reste encore à parcourir.